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L’intégrité de la recherche ou intégrité scientifique est une forme d’éthique qui s’intéresse aux « meilleures pratiques » ou aux normes de pratique professionnelle des chercheurs.
Introduit au XIXe siècle par Charles Babbage, le concept d’intégrité de la recherche a pris de l’importance à la fin des années 1970. Plusieurs scandales médiatisés aux États-Unis ont suscité d’intenses débats sur les normes éthiques des sciences et sur les limites de l’autorégulation par les communautés et institutions scientifiques. Après 1990, les autorités politiques ont surtout cherché à établir des codes de conduite et une définition formelle de la fraude scientifique. Au XXIe siècle, les codes de conduite portant sur l’intégrité de la recherche sont très répandus. Au-delà des initiatives institutionnelles ou nationales, les principaux textes internationaux sont la Charte européenne du chercheur (2005), la Déclaration de Singapour sur l’intégrité en recherche (2010), le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche (2011 et 2017) et les Principes de Hong Kong pour l’évaluation des chercheurs (2020).
La littérature scientifique sur l’intégrité de la recherche se décline en deux grands secteurs : l’établissement de définitions et de catégories, en particulier pour la fraude scientifique, et l’étude empirique des attitudes et pratiques des scientifiques.[footnote « Laine 2018, p. 52 »] Après l’élaboration des codes de conduite, la taxonomie des usages contraires à l’éthique a été considérablement élargie, au-delà des formes de fraude scientifique connues depuis longtemps (plagiat, falsification et fabrication de résultats). La définition des pratiques de recherche douteuses et le débat sur la reproductibilité se focalisent également sur une zone grise de résultats scientifiques litigieux qui ne découlent pas nécessairement de manipulations volontaires.
L’impact concret des codes de conduite et des autres mesures adoptées pour garantir l’intégrité de la recherche demeure incertain. D’après plusieurs études de cas, si les principes des codes de conduite respectent des idéaux scientifiques communs, ils sont considérés comme éloignés des pratiques de travail réelles et leur efficacité est critiquée.
Après 2010, les débats sur l’intégrité de la recherche ont établi un lien de plus en plus étroit avec la science ouverte. Les codes de conduite internationaux et les législations nationales sur l’intégrité de la recherche considèrent officiellement le partage ouvert des productions scientifiques (publications, dates ou codes) comme un moyen de limiter les pratiques de recherche douteuses et d’améliorer la reproductibilité. Incidemment, les références à la science ouverte ont sorti le débat sur l’intégrité scientifique du cercle des communautés académiques, car il implique un lectorat scientifique de plus en plus vaste.
Définition et historique
L’intégrité de la recherche (ou intégrité scientifique) est devenue un concept autonome au sein de l’éthique scientifique vers la fin des années 1970. Contrairement aux débats sur d’autres formes de comportements antiéthiques, celui sur l’intégrité de la recherche s’intéresse aux « délits sans victime » qui ne font que nuire à « la solidité des données scientifiques et à la confiance du public envers la science ».[footnote « Laine 2018, p. 50″] Les manquements à l’intégrité de la recherche incluent principalement « la fabrication de données, la falsification et le plagiat ».[footnote « Laine 2018, p. 50″] En ce sens, l’intégrité de la recherche concerne avant tout les processus internes de la science. Elle peut être considérée comme un phénomène communautaire devant être traité à l’abri des regards extérieurs : « L’intégrité de la recherche est définie et réglementée avec plus d’autonomie par la communauté, tandis que son éthique (encore une fois, dans une définition restrictive) est plus étroitement liée à la législation. ».[footnote « Laine 2018, p. 50 »]
Émergence de la thématique (1970-1980)
Avant les années 1970, les questions éthiques concernaient majoritairement la conduite des expériences médicales, en particulier sur les sujets humains. En 1803, le « code » de Thomas Percival posait les bases morales du traitement expérimental. Il fut « enrichi assez régulièrement » au cours des siècles suivants, notamment par Walter Reed en 1898 et le Code de Berlin en 1900.[footnote « Pimple 2017, p. XV »] Après la Seconde Guerre mondiale, les expérimentations menées par les nazis sur des cobayes humains ont entraîné la création de codes internationaux d’éthique de la recherche largement reconnus, par exemple le Code de Nuremberg (1947) ou la Déclaration d’Helsinki de l’Association médicale mondiale.[footnote « Pimple 2017, p. XVI »]
Selon Kenneth Pimple, Charles Babbage fut le premier auteur à pointer la question particulière de l’intégrité scientifique.[footnote « Pimple 2017, p. XVI »] Dans « Réflexions sur le déclin de la science en Angleterre et sur ses causes », publié en 1830, C. Babbage identifiait quatre catégories de fraudes scientifiques,[footnote « Babbage 1830, p. 176 »] depuis la falsification pure et simple jusqu’à différents degrés d’arrangements ou de torture des données et des méthodes.
Plusieurs facteurs ont fait de l’intégrité de la recherche un sujet de débat majeur dans les sciences biologiques après 1970 : le développement de méthodes avancées d’analyse des données, la pertinence économique croissante de la recherche fondamentale[footnote « Löppönen & Vuorio 2013, p. 3 »] et l’intérêt accru des agences fédérales de financement dans le contexte de la Big Science.[footnote « Pimple 2017, p. XVIII »] En 1974, l’incident de la « souris truquée » focalisa l’attention médiatique comme jamais auparavant : William Summerlin avait dessiné au marqueur un point noir sur une souris pour attester de la réussite d’un traitement.[footnote « Woolf 1988, p. 69 »] Entre 1979 et 1981, plusieurs cas majeurs de fraude scientifique et de plagiat ont fait réfléchir les chercheurs et les décideurs politiques aux États-Unis :[footnote « Löppönen & Vuorio 2013, p. 3 »] pas moins de quatre supercheries majeures furent dévoilées au cours de l’été 1980.
À l’époque, « la communauté scientifique réagissait aux cas de « fraude scientifique » (comme on l’appelait souvent) en assénant qu’ils étaient rares et que ni les erreurs ni les tromperies ne pouvaient rester longtemps cachées puisque la science était par nature capable de s’autocorriger ».[footnote « Pimple 2017, p. XVIII »] Un journaliste de Science, William Brad, prit le contre-pied de cette affirmation et sa contribution à la question de l’intégrité de la recherche fit autorité. En réponse au Comité de la science et de la technologie de la Chambre des représentants des États-Unis, il souligna que « la tricherie dans la science n’avait rien de nouveau » mais que, jusqu’à récemment, elle « avait été traitée comme une affaire interne ». Dans l’enquête détaillée Betrayers of Science (« Traitres à la science ») cosignée avec Nicholas Wade, William Brad a décrit la fraude scientifique comme un problème structurel : « Alors que de plus en plus de cas de fraude ont été révélés au grand public (…) nous nous sommes demandé s’il s’agissait vraiment d’un fait anecdotique plus ou moins régulier dans le paysage scientifique (…) La logique, la réplication, l’évaluation par les pairs, tout cela a été contourné avec succès par les faussaires, souvent pendant de longues périodes. ».[footnote « Broad & Wade 1983, p. 8 »] Avant lui, d’autres analyses de la systématicité des fraudes scientifiques présentaient un tableau plus nuancé.[footnote « Pimple 2017, p. XIX »] Pour Patricia Wolff, outre quelques manipulations évidentes, il existait de nombreuses zones grises dues à la complexité de la recherche fondamentale : « Les frontières entre l’autotromperie flagrante, la négligence coupable, la fraude et l’erreur proprement dite peuvent être très floues. ».[footnote « Woolf 1988, p. 80 »] Comme on pouvait s’y attendre, le débat a entraîné un réexamen des pratiques scientifiques passées. En 1913, une expérience scientifique bien connue sur la charge électronique menée par Robert Millikan reposait explicitement sur l’abandon des résultats en désaccord avec la théorie de départ : à l’époque bien accueilli, ce travail a fini par être considéré comme un exemple type de manipulation scientifique dans les années 1980.[footnote « Whitbeck 2004, p. 49 »]
Formalisation de l’intégrité de la recherche (1990-2020)
À la fin des années 1980, l’ampleur des scandales de fraude et le renforcement de la vigilance politique et publique ont placé les scientifiques en position délicate aux États-Unis et ailleurs : « Le ton des audiences de surveillance du Congrès américain présidées en 1988 par le représentant démocrate du Michigan John Dingell, qui enquêtait sur l’attitude des institutions de recherche face aux accusations de fraude, renforça de nombreux scientifiques dans l’idée qu’eux-mêmes et la recherche scientifique étaient la cible de toutes les critiques. ».[footnote « Whitbeck 2004, p. 50″] La principale réponse fut procédurale : l’intégrité de la recherche « a été définie dans de nombreux codes de conduite établis par domaine, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale ».[footnote « Laine 2018, p. 49″] Cette démarche politique émanait en grande partie des communautés de recherche, des bailleurs de fonds et des administrateurs scientifiques. Aux États-Unis, le Service de santé publique et la Fondation nationale pour la science ont adopté des « définitions similaires de la fraude scientifique » en 1989 et 1991.[footnote « Pimple 2017, p. XIX »] Les concepts d’intégrité de la recherche et, à l’inverse, de fraude scientifique, étaient particulièrement importants pour les organismes de financement. En effet, ils ont permis de « délimiter les pratiques en lien avec la recherche qui [méritaient] une intervention » :[footnote « Pimple 2017, p. XX »] le manque d’intégrité ayant conduit à des recherches non seulement contraires à l’éthique mais aussi inefficaces, les fonds avaient tout intérêt à être réaffectés autrement.
Après 1990, ce fut une « véritable explosion des codes de conduite scientifiques ».[footnote « Schuurbiers et al. 2009 »] En 2007, l’OCDE publia un rapport sur les meilleures pratiques afin de promouvoir l’intégrité scientifique et de prévenir la fraude (Forum mondial de la science). Voici quelques exemples majeurs de textes internationaux :
- Charte européenne du chercheur (2005)
- Déclaration de Singapour sur l’intégrité en recherche (2010)[footnote « Singapore Statement on Research Integrity (PDF). 2010. »]
- Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche de l’ALLEA (All European Academies) et de la Fondation européenne de la science (FES) (2011, révisé en 2017[footnote « ALLEA publishes revised edition of The European Code of Conduct for Research Integrity. All European Academies (ALLEA). 2017. »]).
Il n’existe pas d’estimation du nombre total de codes de conduite en lien avec l’intégrité de la recherche.[footnote « Laine 2018, p. 53 »] Un projet de l’UNESCO, l’Observatoire mondial de l’éthique (inaccessible depuis 2021), référençait 155 codes de conduite[footnote « Database 5: code of conduct, Unesco, archivé en 2021 par Internet Archive »] mais notait que « ce n’est probablement qu’une fraction des codes produits ces dernières années ».[footnote « Schuurbiers et al. 2009 »] Les codes ont été créés dans des contextes très divers, et tant leur échelle que leurs ambitions varient fortement : en marge des codes nationaux, il existe des codes pour les sociétés scientifiques, les institutions ou les services de R&D.[footnote « Laine 2018, p. 53″] Même si ces textes normatifs partagent souvent un faisceau commun de principes, « la fragmentation, le manque d’interopérabilité et les différences d’interprétation des termes clés » suscitent des inquiétudes croissantes.[footnote « Laine 2018, p. 52 »]
Taxonomie et classification
Dans les codes de conduite, l’intégrité de la recherche est généralement définie en négatif : l’accumulation de normes vise à identifier les différents types de recherche contraire à l’éthique et de fraude scientifique avec des degrés de gravité variables.
La multiplication des codes de conduite s’est accompagnée d’un élargissement de leur champ d’application. Alors que le débat initial portait sur « les trois péchés capitaux de la recherche scientifique et universitaire : la fabrication, la falsification et le plagiat », il a fini par s’étendre aux « manquements moindres à l’intégrité de la recherche ».[footnote « Bouter 2020, p. 2364″] En 1830, Charles Babbage introduisit la première taxonomie des fraudes scientifiques qui regroupait déjà certaines pratiques de recherche douteuses : le canular (une fraude volontaire « tout sauf justifiable »),[footnote « Babbage 1830, p. 176″] la contrefaçon (« le faussaire étant celui qui, soucieux d’acquérir une réputation scientifique, consigne des observations qu’il n’a jamais faites »[footnote « Babbage 1830, p. 177″]), la taille (qui « consiste à supprimer ici et là de petits éléments d’observations qui s’écartent le plus de la moyenne »[footnote « Babbage 1830, p. 178″]) et la torture des données. Cette dernière pratique est la cible principale de C. Babbage qui y voit « un art aux formes diverses dont l’objet est de donner à des observations ordinaires l’aspect et le caractère de celles ayant le plus haut degré de précision ».[footnote « Babbage 1830, p. 178 »] Elle relève de plusieurs sous-catégories telles que la sélection des données (« sur cent observations, « le tortionnaire » sera très malchanceux s’il ne parvient pas à en retenir cinquante ou vingt pour servir son point de vue »),[footnote « Babbage 1830, p. 179″] le choix du modèle ou de l’algorithme (« une autre recette répandue consiste à calculer [les données] via deux formules distinctes »[footnote « Babbage 1830, p.179 »]) ou l’utilisation de constantes différentes.[footnote « Babbage 1830, p. 180 »]
À la fin du XXe siècle, cette classification s’est considérablement élargie pour venir englober des phénomènes plus divers que la fraude intentionnelle. Avec la formalisation de l’intégrité de la recherche, le vocabulaire et les concepts qui y sont associés ont connu un changement structurel.[footnote « Pimple 2002, p. 199″] À la fin des années 1990, l’usage de l’expression « scientific fraud » (fraude scientifique) fut découragée aux États-Unis au profit d’un « terme semi-légal » : la « scientific misconduct » (inconduite scientifique). Le périmètre de la fraude scientifique est vaste : outre la fabrication de données, la falsification et le plagiat, elle inclut « d’autres irrégularités graves » manifestement commises de mauvaise foi.[footnote « Pimple 2002, p. 200″] Le concept parent de « pratiques de recherche douteuses », introduit pour la première fois dans un rapport de 1992 du Comité des sciences, de l’ingénierie et des politiques publiques (COSEPUP), est encore plus large puisqu’il englobe aussi les manquements potentiellement involontaires (comme les insuffisances dans le processus de gestion des données de recherche).[footnote « Pimple 2002, p. 202″] En 2016, une étude a identifié pas moins de 34 pratiques de recherche douteuses ou « degrés de liberté » susceptibles d’intervenir à toutes les étapes du projet (hypothèse initiale, méthodologie de l’étude, collecte des données, analyse et compte rendu).[footnote « Wicherts et al. 2016″]
Après 2005, la notion d’intégrité de la recherche a été redéfinie afin de tirer les enseignements de la « crise de la reproductibilité ». Les études sur le sujet laissent apparaître un continuum entre l’irreproductibilité, les pratiques de recherche douteuses et la fraude scientifique : « En plus d’être une question scientifique, la reproductibilité est aussi une question éthique. Lorsque les scientifiques ne parviennent pas à reproduire un résultat de recherche, ils peuvent soupçonner une fabrication ou une falsification de données. ».[footnote « Resnik & Shamoo 2017 »] Dans ce contexte, les débats éthiques se concentrent moins sur quelques scandales très médiatisés que sur des soupçons de violation d’un processus scientifique standard incapable de satisfaire ses propres exigences.
Paysage et problématiques actuels
Prévalence des questions éthiques
En 2009, une méta-analyse de 18 enquêtes estimait que moins de 2 % des scientifiques « admettaient avoir au moins une fois fabriqué, falsifié ou modifié des données ou des résultats ». La prévalence réelle pourrait être sous-estimée du fait de l’autodéclaration par les chercheurs : concernant « le comportement des collègues, le taux d’admission était de 14,12 % ».[footnote « Fanelli 2009 »] Plus d’un tiers des personnes interrogées ayant admis les avoir utilisées au moins une fois, les pratiques de recherche douteuses sont plus répandues.[footnote « Fanelli 2009 »] Une vaste enquête menée en 2021 aux Pays-Bas auprès de 6 813 personnes a révélé des estimations nettement plus élevées, 4 % des répondants s’étant livrés à la fabrication de données et plus de la moitié à des pratiques de recherche douteuses.[footnote « Gopalakrishna et al. 2021″] Les taux plus élevés peuvent être attribués soit à une détérioration des normes déontologiques, soit à « une meilleure sensibilisation à l’intégrité de la recherche au cours des dernières années ».[footnote « Gopalakrishna et al. 2021, p. 5 »] Les records de fraude scientifique autodéclarée sont observés en médecine et en sciences de la vie, avec aux Pays-Bas jusqu’à 10,4 % des personnes interrogées qui ont admis une fraude scientifique (fabrication ou falsification des données).[footnote « Gopalakrishna et al. 2021, p. 5″]
D’autres formes de fraude scientifique ou de pratiques de recherche douteuses sont à la fois moins problématiques et bien plus répandues. Une enquête réalisée en 2012 auprès de 2 000 psychologues a révélé que « la proportion de personnes interrogées qui [s’étaient] livrées à des pratiques douteuses était étonnamment élevée »,[footnote « John, Loewenstein & Prelec 2012, p. 525. »] avec notamment la création de compte rendus sélectifs.[footnote « John, Loewenstein & Prelec 2012, p. 525. »] D’après une enquête menée en 2018 auprès de 807 chercheurs en écologie et biologie de l’évolution, 64 % « n’ont rapporté aucun résultat car ils n’étaient pas statistiquement significatifs », 42 % ont décidé de collecter des données supplémentaires « après avoir vérifié si les résultats étaient statistiquement significatifs » et 51 % « ont présenté une conclusion inattendue comme s’ils en avaient émis l’hypothèse dès le départ ».[footnote « Fraser et al. 2018, p. 1. »] Puisque relevant d’autodéclarations, ces chiffres sont susceptibles d’être sous-estimés. Les pratiques de recherche douteuses pourraient donc être encore plus fréquentes.[footnote « Fraser et al. 2018, p. 12. »]
Mise en œuvre et évaluation des codes de conduite
Plusieurs études de cas et analyses rétrospectives ont été consacrées à l’accueil des codes de conduite par les communautés scientifiques. Elles indiquent souvent un décalage entre les normes théoriques et la « moralité des chercheurs dans la vie pratique ».[footnote « Laine 2018, p. 54″]
En 2004, Caroline Whitbeck soulignait que l’application de quelques règles formelles n’avait globalement pas réussi à enrayer « l’érosion ou la désagrégation » structurelle de la confiance scientifique.[footnote « Whitbeck 2004, p. 48 »] En 2009, Schuurbiers, Osseweijer et Kinderler ont mené une série d’entretiens suite à l’adoption en 2005 du code de conduite néerlandais sur l’intégrité de la recherche. La plupart des répondants ne connaissaient ni le code ni aucune autre recommandation éthique.[footnote « Schuurbiers et al. 2009, p. 218″] Même si les principes « paraissaient refléter assez bien les normes et les valeurs scientifiques », ils semblaient diverger des pratiques de travail réelles, ce qui pouvait « conduire à des situations moralement complexes ».[footnote « Schuurbiers et al. 2009, p. 222 »] Les personnes interrogées critiquaient également la philosophie individualiste sous-jacente du code, qui rejetait toute la faute sur le chercheur sans tenir compte des paramètres institutionnels ou communautaires.[footnote « Schuurbiers et al. 2009, p. 224″] En 2015, une enquête menée aux États-Unis auprès de « 64 professeurs d’une grande université du sud-ouest […] a produit des résultats similaires » :[footnote « Laine 2018, p. 54 »] une part importante des répondants ne connaissait pas les règles éthiques en vigueur, et la communication restait médiocre.[footnote « Giorgini et al. 2015, p. 10″] En 2019, une étude de cas portant sur des universités italiennes a noté que la prolifération des codes de recherche « est de nature réactive parce que les codes d’éthique sont élaborés à la suite de scandales. Ils sont donc punitifs et négatifs, avec des listes d’interdictions ».[footnote « Mion et al. 2019″]
L’identité professionnelle peut être plus fortement impactée par les codes de conduite sur l’intégrité de la recherche. Le développement de codes de recherche a été assimilé à un accaparement des questions d’intégrité de la recherche par les cercles sociaux scientifiques et apparentés – avec des résultats contestés, ce qui en a fait une forme typique de gouvernance en « club du savoir ». Contrairement à bien d’autres questions éthiques susceptibles de s’inscrire dans des débats sociaux de portée plus générale (comme l’égalité des sexes), l’intégrité de la recherche relève d’une forme d’éthique professionnelle comparable à la déontologie des journalistes ou des professionnels de la santé.[footnote « Laine 2018, p. 51″] À ce titre, elle ne se contente pas de créer un cadre moral commun, mais elle « justifie l’existence d’une profession à part entière ».[footnote « Laine 2018, p. 51″] Si l’impact des codes de conduite sur les pratiques éthiques de terrain reste difficile à évaluer, ils ont un impact plus mesurable sur la professionnalisation de la recherche en transformant des normes et des usages informels en principes prédéfinis : « Les codes en général sont soutenus par ceux qui les voient comme un moyen d’encourager la professionnalisation des biologistes (en tant que première étape possible vers l’introduction d’une licence professionnelle) et par ceux qui les plébiscitent afin de prévenir toute autre réglementation. ».[footnote « Rappert 2007, p. 8 »]
Intégrité de la recherche et science ouverte
Dans les années 2000 et 2010, la notion d’intégrité scientifique s’est progressivement imprégnée des principes de la science ouverte et du meilleur accès aux publications scientifiques. Le débat sur la reproductibilité de la recherche a amplement contribué à cette évolution. Même s’il n’est pas explicitement mentionné dans l’essai fondateur de John Ioannidis Why Most Published Research Findings Are False (« Pourquoi la plupart des résultats de recherche scientifique publiés sont faux »), le partage des données figure maintenant parmi les recommandations majeures, comme dans les lignes directrices TOP, pour améliorer la reproductibilité de la recherche.
Éthique de la science ouverte
Les principes éthiques qui sous-tendent la science ouverte existaient avant le développement d’un mouvement organisé en sa faveur. En 1973, Robert K. Merton a théorisé un « éthos de la science » normatif structuré autour d’une « norme de divulgation ». Cette règle « était loin d’être universellement acceptée » dans les premiers temps des communautés scientifiques, et elle constitue encore « l’un des nombreux préceptes ambivalents de l’institution scientifique ».[footnote « Merton 1973, p. 337. »] La divulgation des résultats de la recherche était contrebalancée par les contraintes de publication et d’évaluation qui avaient tendance à en ralentir le processus.[footnote « Merton 1973, p. 337. »] Au début des années 1990, la norme de divulgation fut rebaptisée norme d’« ouverture » ou de « science ouverte ».[footnote « Partha & David 1994. »]
Les premiers mouvements en faveur du libre accès et de la science ouverte sont apparus notamment en réaction au modèle des grandes entreprises qui réussit à dominer l’édition scientifique après la Seconde Guerre mondiale.[footnote « Suber 2012, p. 29 »] La science ouverte n’a pas été imaginée comme une transformation radicale de la communication scientifique, mais comme la mise en œuvre de principes fondamentaux déjà visibles au début de la révolution scientifique des XVIIe et XVIIIe siècles : l’autonomie et l’autogouvernance des communautés scientifiques ainsi que la divulgation des résultats de la recherche.[footnote « Rentier 2019, p. 19. »]
Depuis 2000, le mouvement de la science ouverte dépasse la question de l’accès aux extrants (publications, données ou logiciels) pour englober tout le processus de production scientifique. La crise de la reproductibilité a joué un rôle déterminant dans cette évolution, car elle a déplacé les débats sur la définition de la science ouverte au-delà de l’édition scientifique. En 2018, Vicente-Saez et Martinez-Fuentes ont tenté de cartographier la littérature scientifique anglophone indexée dans Scopus et Web of Science pour identifier les valeurs communes aux définitions standard de la science ouverte.[footnote « Vicente-Saez & Martinez-Fuentes 2018. »] L’accessibilité n’est plus la principale dimension de la science ouverte, car elle s’est assortie d’engagements plus récents en faveur de la transparence, du travail collaboratif et de l’impact social.[footnote « Vicente-Saez & Martinez-Fuentes 2018, p. 2. »] Ces multiples dimensions conceptuelles « englobent (Graphique 5) les tendances émergentes de la science ouverte, par exemple le code ouvert, les livres de codage ouverts, les cahiers de laboratoire ouverts, les blogues scientifiques, les bibliographies collaboratives, la science citoyenne, l’évaluation par les pairs ouverte ou le pré-enregistrement ».[footnote « Vicente-Saez & Martinez-Fuentes 2018, p. 7. »]
Ce processus a permis à la science ouverte de se structurer de plus en plus autour d’un ensemble de principes déontologiques : « De nouvelles pratiques de science ouverte se sont développées parallèlement à des formes inédites d’organisation pour la conduite et le partage de la recherche au moyen de référentiels ouverts, de laboratoires physiques ouverts et de plateformes de recherche transdisciplinaires. Cet ensemble de pratiques et de formes d’organisation nouvelles vient enrichir l’éthos de la science dans les universités. ».[footnote « Vicente-Saez, Gustafsson & Van den Brande 2020, p. 1. »]
Codification de l’éthique de la science ouverte
Jusqu’aux années 2010, la création de recommandations appliquées à partir des valeurs éthiques de la science ouverte était surtout l’œuvre d’initiatives institutionnelles et communautaires. Les lignes directrices TOP furent élaborées en 2014 par un comité pour la promotion de la transparence et de l’ouverture composé de « responsables disciplinaires, rédacteurs en chef de revues, représentants d’organismes de financement et experts principalement issus des sciences sociales et comportementales ».[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1423. »] Elles s’appuient sur huit normes, avec différents niveaux de conformité. En dépit de leur modularité, les normes ont aussi pour but la mise en place d’un éthos de la science cohérent, car « elles se complètent mutuellement, puisque l’engagement en faveur d’une norme peut faciliter l’adoption des autres ».[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1423. »] Pour chaque norme, le niveau de conformité le plus élevé associe les exigences suivantes :
- Normes de citation (1), avec « une citation appropriée des données et du matériel » pour chaque publication.[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1424. »]
- Transparence des données (2), Transparence des méthodes d’analyse (3) et Transparence du matériel de recherche (4), avec la totalité des données, du code et du matériel de recherche pertinents conservée dans un « site de confiance », et toutes les analyses reproduites de manière indépendante avant la publication.[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1424. »]
- Transparence de la méthodologie et de l’analyse (5), avec des normes spécifiques pour « l’évaluation et la publication ».[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1424. »]
- Pré-enregistrement des études (6) et Pré-enregistrement des plans d’analyse (7), avec des publications fournissant « un lien et un badge dans l’article pour répondre aux exigences ».[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1424. »]
- Réplication (8), avec la revue qui utilise les « Rapports enregistrés comme option de soumission pour les études de réplication avec évaluation par les pairs ».[footnote « Nosek et al. 2015, p. 1424. »]
En 2018, Heidi Laine tenta d’établir une liste quasi-exhaustive des « principes éthiques associés à la science ouverte » :[footnote « Laine 2018, p. 58 »]
Activité scientifique | Principes de la science ouverte | Déclaration de Singapour (2010) | Déclaration de Montréal (2013) | Code de conduite finlandais (2012) | Code de conduite européen (2017) |
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(Titres complets indiqués ci-après) | |||||
Publication | Libre accès | Obligation totale | Obligation totale | Obligation totale | Obligation totale |
Données de recherche | Données scientifiques ouvertes | Obligation partielle | Mention/encouragement | Mention/encouragement | Obligation totale |
Méthodes de recherche | Reproductibilité | Mention/encouragement | Mention/encouragement | Mention/encouragement | Obligation totale |
Évaluation | Évaluation ouverte | Aucune mention | Aucune mention | Aucune mention | Aucune mention |
Collaboration | Science citoyenne, collaboration ouverte | Aucune mention | Aucune mention | Aucune mention | Aucune mention |
Communication | Science citoyenne, communication scientifique | Mention/encouragement | Aucune mention | Mention/encouragement | Mention/encouragement |
Cette catégorisation doit composer avec la diversité des approches et des valeurs associées au mouvement de la science ouverte ainsi qu’avec leur évolution. En effet, « la définition de ce terme restera probablement mouvante, comme avec toute tentative de désigner par un terme unique un système complexe de pratiques, de valeurs et d’idéologies ».[footnote « Laine 2018, p. 56″] H. Laine a identifié des différences notables d’assimilation des principes de la science ouverte au sein de quatre textes majeurs en lien avec l’intégrité de la recherche : la Déclaration de Singapour sur l’intégrité en recherche (2010), la Déclaration de Montréal sur l’intégrité de la recherche collaborative transfrontalière (2013), le code Responsible Conduct of Research and Procedures for Handling Allegations of Misconduct in Finland (Conduite responsable de la recherche et procédures de traitement des allégations de fraude en Finlande) (2012) et le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche (2017). L’accès aux publications de recherche est recommandé dans les quatre codes. L’intégration du partage de données et des pratiques de reproductibilité est moins évidente. Elle varie d’une approbation tacite à un soutien détaillé dans le Code de conduite européen : « Le Code européen accorde presque autant d’attention à la gestion des données qu’à la publication. En ce sens également, il reste le plus avancé des quatre CdC. ».[footnote « Laine 2018, p. 65″] Pourtant, des aspects fondamentaux de la science ouverte sont systématiquement ignorés, en particulier le développement d’infrastructures scientifiques ouvertes, la transparence accrue du processus d’évaluation, le soutien à la science citoyenne et le renforcement de l’impact social. Comme l’observe H. Laine, globalement « aucun des CdC évalués n’est en contradiction flagrante avec les principes éthiques de la science ouverte, mais seul le Code de conduite européen peut être considéré comme un soutien actif et un pourvoyeur de lignes directrices en faveur de la science ouverte ».
Après 2020, de nouvelles formes de codes de conduite pour la science ouverte ont explicitement prétendu « favoriser l’éthos des pratiques scientifiques ouvertes ».[footnote « Pauly 2021, p. 5″] Adoptés en juillet 2020, les principes de Hong Kong pour l’évaluation des chercheurs reconnaissent la science ouverte comme l’un des cinq piliers de l’intégrité scientifique : « Il semble évident que les différentes modalités de la science ouverte doivent être récompensées dans l’évaluation des chercheurs, car ces comportements augmentent fortement la transparence, qui est un principe fondamental de l’intégrité de la recherche. ».[footnote « Moher et al. 2020, p. 6 »]
Intégrité de la recherche et société
Même s’il subsiste une continuité entre les normes procédurales des codes de conduite et les valeurs de la science ouverte, cette dernière a considérablement modifié le cadre et le contexte du débat éthique. En théorie, un partage universel des productions scientifiques ouvertes est possible : leur diffusion n’est pas soumise aux contraintes du modèle classique d’adhésion à un « club du savoir ». Les implications sont également plus vastes, puisque les usages abusifs potentiels des publications scientifiques ne se limitent plus aux professionnels de la science. La différence était déjà visible à la fin des années 2000, même si on utilisait pour la qualifier « plusieurs expressions à la mode » :[footnote « Laine 2018, p. 54″] dans une étude de cas sur la mise en œuvre du code de conduite néerlandais, Schuubiers, Osseweijer et Kinderlerer identifiaient déjà une « évolution des pratiques », désignée « par de multiples appellations, comme la science de mode 2, la science post-normale ou la science post-académique », qui vient affecter de nombreux domaines tels que l’évolution technologique dans la gestion de la recherche, la plus forte implication des acteurs privés, l’innovation ouverte ou le libre accès.[footnote « Schuurbiers et al. 2009, p. 229. »] Ces tendances structurelles n’étaient pas bien prises en compte dans les codes de conduite existants.[footnote « Schuurbiers et al. 2009, p. 229. »]
Dans les années 1990 et 2000, les débats sur l’intégrité de la recherche se sont de plus en plus professionnalisés et détachés de l’espace public. La transition vers la science ouverte pourrait contredire cette tendance, puisque l’éventail des acteurs concernés et des réutilisateurs potentiels de la production scientifique s’est étendu bien au-delà des cercles universitaires professionnels. En 2018, Heidi Laine soulignait que les codes de conduite en vigueur n’avaient pas encore franchi cette étape décisive : « Le seul aspect où même le Code européen pèche dans la reconnaissance pleine et entière de la science ouverte, c’est son incapacité à soutenir la science citoyenne, la collaboration ouverte et la communication scientifique pour franchir la frontière séculaire qui limite la communauté de la recherche aux seuls professionnels. ».[footnote « Laine 2018, p. 68 »] En négligeant d’intégrer ce nouvel environnement, les codes de conduite risquent de se déconnecter de plus en plus de la réalité des pratiques scientifiques :
Si les aspects éthiques de la science ouverte continuent d’être ignorés dans les réflexions et les lignes directrices des codes de conduite pour une recherche responsable (CCRR), la communauté de la recherche risque de perdre sur les deux fronts : la science ouverte et l’intégrité de la recherche. La science ouverte relève autant de l’éthique et des valeurs que de la technologie. Il s’agit avant tout du rôle de la science dans la société. Peut-être ce débat sur les valeurs est-il le plus exhaustif que la communauté de la recherche n’ait jamais connu, et aussi bien l’intégrité de la recherche que les communautés d’experts risquent d’être laissés de côté.[footnote « Laine 2018, p. 69 »]
L’élargissement des discussions sur l’intégrité scientifique a entraîné une plus forte implication des représentants et des institutions politiques, au-delà des comités scientifiques spécialisés et des bailleurs de fonds. En 2021, le gouvernement français a adopté un décret sur l’intégrité scientifique appelant à généraliser les pratiques de science ouverte.[footnote « Décret n° 2021-1572 du 3 décembre 2021 relatif au respect des exigences de l’intégrité scientifique »]